Par Catherine S Beaucage, Directrice transfert et rayonnement chez Familles en affaires
Parler de repreneuriat féminin sans tomber dans les stéréotypes était le défi de cet article. Quand nous abordons un sujet sensible, tel que celui-ci, il est important de se tourner vers ce que les recherches nous racontent. La bonne nouvelle est que l’entrepreneuriat (et le repreneuriat) féminin a fait l’objet de nombreuses publications dans les dernières années. Pour ne citer que celles-ci, l’Indice entrepreneurial québécois a consacré entièrement son édition 2017 sur ce sujet, la Revue Gestion a fait un dossier spécial sur la place des femmes dans le monde des affaires dans la revue du printemps 2020 et L’album de familles, publié par Familles en affaires en mars dernier, a consacré un chapitre entier à la situation des femmes dans les entreprises familiales.
L’objectif de cet article est de vous faire un portait de la situation actuelle, tout en vous présentant quelques pistes de solution, afin d’énoncer les obstacles encore présents pour les femmes entrepreneurs et repreneurs.
La place des femmes dans les entreprises familiales aujourd’hui
Selon L’album de familles1, seulement 20% des directeurs généraux dans les entreprises familiales sont des femmes. Nous avons toutefois tendance à voir davantage de femmes dans les petites structures. En effet, elles ne représentent que 11,1% dans les très grandes entreprises (plus de 1000 employés) et ne représentent que 8,5% dans les grandes entreprises (251 à 1000 employés).
Malheureusement, ce portrait est aussi présent dans les équipes de gestion. Les femmes y sont toujours moins représentées que les hommes. 18% des entreprises sondées dans le cadre de L’album de familles n’ont pas de femmes sur leur comité de gestion. Dans ces conditions, il reste du travail à faire à ce niveau, surtout que le passage au comité de gestion est généralement une étape importante du développement de la relève.
Toutefois, bonne nouvelle, plus l’entreprise est jeune, plus nous avons tendance à voir des femmes dirigeantes. En effet, toujours selon L’album de familles, 54% des entreprises fondées après 2010 sont dirigées par des femmes. Ces entreprises n’ont généralement pas encore vécu de transfert. Elles sont encore dirigées par leurs fondatrices. Ainsi les femmes sont de plus en plus nombreuses à choisir l’entrepreneuriat comme choix de carrière, tel que le soulève Tania Saba, professeur titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’Université de Montréal dans L’album de familles :
« Pendant longtemps, l’entrepreneuriat a été un deuxième choix de carrière pour les femmes ; récemment, ce choix est devenu un premier choix pour plusieurs. »
Cette tendance avait aussi été remarquée par l’Indice entrepreneurial québécois, en 2017. Le taux d’intention entrepreneuriale chez les femmes est passé de 5,4% en 2009 à 16,7% en 2017. Les démarches concernant un projet porté par une femme ont quadruplé, entre 2009 et 2017. Aussi, l’augmentation des entrepreneures est facilement remarquable dans les différents programmes d’accompagnement de la Base entrepreneuriale et de Familles en affaires à HEC Montréal. En effet, les femmes sont très bien représentées dans le programme Le Circuit sur la voie de la relève qui s’adresse aux étudiants et jeunes diplômés dont les parents ou un membre de la famille possèdent au moins une entreprise. Les filles représentent 70% des participants des trois dernières cohortes.
Il y a donc un excellent potentiel entrepreneurial et repreneurial, chez les femmes. Toutefois, la partie n’est pas gagnée. Il existe encore certains freins qui bloquent l’ascension des femmes dans nos entreprises. Regardons-les de plus près.
1️⃣ La sensibilisation et l’éducation entrepreneuriales ne sont pas toujours les mêmes pour les filles et les garçons.
Selon une étude publiée en 2021 par les professeurs James Combs, Peter Jaskiewicz et Sabine Raul de Telfer School of Management2, les garçons, très jeunes, sont encouragés à devenir entrepreneur dans le but de reprendre l’entreprise ou dans le but de démarrer leurs propres projets. Les jeunes filles, quant à elles, reçoivent très peu d’incitatifs à développer le leadership et l’esprit entrepreneurial nécessaire à la reprise ou au démarrage. La sensibilisation est la première étape du processus repreneurial3. Ainsi, l’égalité des chances est, encore aujourd’hui, selon la recherche, fragilisée très tôt dans le processus.
2️⃣ La visualisation entrepreneuriale n’est pas toujours naturelle pour les femmes.
C’est ce qu’un article de Luis Cisneros, Émilie Genin et Tania Saba4 soulève en rappelant que « dans l’imaginaire collectif, celui-ci (l’entrepreneur type) est souvent un homme, de préférence jeune et dynamique ». Toutefois, bonne nouvelle, l’Indice entrepreneurial5 nous apprend que le fait de provenir d’une famille en affaires augmente, chez les femmes, de 83%, la probabilité d’être propriétaire d’une entreprise. Ceci peut s’expliquer par le fait que les membres d’une famille en affaire ont été éduqués par des modèles entrepreneuriaux, ce qui facilite l’identification.
3️⃣ Le rôle historique des femmes dans les familles en affaires n’est pas toujours remis en question.
Ce frein a été révélé par James Combs, Peter Jaskiewicz et Sabine Raul dans l’étude présentée plus haut. Les entreprises familiales sont souvent des entreprises avec beaucoup d’histoire et de traditions. Cette histoire peut malheureusement avoir certains revers. Les entreprises, qui en sont à plus de trois générations, ont souvent évolué sans avoir de femmes à leur bord ou celles-ci œuvraient seulement dans l’ombre, sans avoir de reconnaissance publique équivalente à leur implication. Le contexte social de l’époque en était ainsi. Toutefois, encore aujourd’hui, certaines entreprises ne remettent pas en question cette façon de faire et ceci nuit grandement à l’intégration des femmes aux postes de pouvoir ou d’influence.
Ces biais cognitifs ont aussi un impact sur le type de poste occupé par les femmes tel que l’a soulevé Sevrine Labelle de Évol dans l’Album de familles : « Si on creuse davantage, je peux imaginer que les femmes occupent la direction des ressources humaines ou des communications, ou des postes traditionnellement considérés comme féminins. On imagine plus de femmes dans ces postes, et moins comme directrices financières ou d’innovation, ou comme PDG. » .
4️⃣ Les enjeux de financement ne sont pas qu’une légende.
Effectivement, le financement est souvent perçu comme un élément qui freine le développement des entreprises dirigées par des femmes. Les études mentionnent qu’à projet équivalent, les prêteurs ont moins tendance à mettre l’argent sur la table pour les projets portés par des femmes. On dit que 68 % des projets présentés par des hommes ont obtenu du financement, comparativement à 32 % pour des projets présentés de la même manière par des femmes6.
5️⃣ Le rôle de chief emotional officer (gardien de l’harmonie) ne doit pas être limitant.
Le rôle de gardien de l’harmonie est naturellement occupé par une femme, dans la famille. Ce rôle est certes important, car il veille, entre autres, à l’harmonie et au maintien des valeurs familiales qui sont essentielles à la pérennité de la famille en affaires. Toutefois, ce rôle ne doit pas être limitatif, ce qui semble être le cas, selon une publication de KPMG7. Le rôle de gardien de l’harmonie familiale est un rôle complémentaire qui ne doit pas empêcher la personne qui porte ce chapeau d’évoluer et d’avoir les mêmes opportunités que leurs frères ou leurs cousins.
Quelques pistes de solutions
Comme nous l’avons mentionné en introduction, bien qu’il reste certains défis pour le repreneuriat féminin, les statistiques nous démontrent que la situation est bien meilleure qu’elle était il y a de cela quelques années. Toutefois, en tant que société, il est dans notre pouvoir (et devoir) de s’assurer que les chances de succès entrepreneuriales des femmes soient maximisées, puisqu’elles représentent encore aujourd’hui une des grandes réserves entrepreneuriales du Québec8, tel que le soutien Sévrine Labelle, présidente directrice générale de Evol dans une publication de la Revue Gestion. Voici quelques pistes d’idée :
- Sensibilisons nos filles à l’entrepreneuriat dès leur jeune âge et incitons-les à développer des habiletés telles que le leadership, la prise de risque, la persévérance, la résilience, la créativité, l’esprit d’équipe, etc.
- Nous avons de plus en plus de modèles d’entrepreneures, nous devons continuer à en faire la promotion. Trouvons aussi de nouveaux modèles afin de mettre de l’avant une diversité d’entrepreneures qu’il s’agisse de la taille de l’entreprise, de l’industrie, du type d’entrepreneuriat, du niveau de développement de l’entreprise, de la région, de l’origine, de l’âge, etc. Diversifier les modèles permettra aux filles de trouver celui à qui elles souhaitent s’identifier.
- La formation demeure un outil important dans le développement de la confiance et de la légitimité. Continuons à développer des formations pour ces femmes qui souhaitent reprendre l’entreprise familiale. Nous savons que le repreneuriat familial a des particularités que le repreneuriat externe n’a pas. Il est donc essentiel que ces spécificités soient prises en compte dans l’offre de formations présentes sur dans l’écosystème.
- Soutenons-les ! Comme le mentionne Luis Cisneros, Émilie Genin et Tania Saba9 dans leur article L’escalier de glace, le soutien et les encouragements de l’entourage sont des clés dans la réussite du parcours entrepreneurial. Selon Madame Pugliese, professeure et chercheuse à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), la séparation des tâches domestiques, malheureusement, « est encore aujourd’hui en grande partie déterminée par les « rôles et les identités de genre »10. Il faut donc poursuivre le travail en ce qui a trait à l’atteinte d’un meilleur équilibre travail-vie de famille pour les femmes et ceci inclut celles qui travaillent à maintenir la continuité de nos entreprises familiales, qui constituent l’épine dorsale de notre économie.
Pour conclure, les études démontrent que le portait du repreneuriat féminin s’est grandement amélioré, dans les dernières années. En revanche, il reste du travail à accomplir si nous souhaitons bénéficier du plein potentiel de ce bassin repreneurial sous-représenté, dans notre paysage entrepreneurial.