Par Antoine Gence, chargé de projets chez Familles en affaires
En prévision du Rendez-vous des Familles en affaires qui portera sur la santé des entrepreneurs, il nous a paru intéressant d’apporter une perspective internationale. Nous avons donc échangé avec M. Katsuyuki Kamei, professeur en management du risque à l’université de Kansai au Japon, dont les principaux centres d’intérêt portent sur l’entrepreneuriat familial et la santé des entrepreneurs.
Antoine Gence (AG) : En guise d’introduction, pouvez-vous nous présenter les origines de la recherche sur la santé des entrepreneurs ?
Katsuyuki Kamei (KK) : Le pionnier de la recherche sur la santé des entrepreneurs est le professeur Olivier Torrès. Il a ouvert cette voie de recherche en 2009. À travers ses études sur la santé des entrepreneurs en PME, il a développé le concept de la « balance de la santé entrepreneuriale » où la santé résulterait d’un équilibre entre des facteurs « saluthogènes » (ce qui est bon pour la santé) et des facteurs pathogènes (ce qui est mauvais pour la santé). En effet, par sa position de dirigeant, l’entrepreneur, trouve un certain plaisir à être créateur. Il est libre de son destin et récolte les revenus de son travail et de ses choix (facteurs saluthogènes). Toutefois, de l’autre côté, son travail et ses fonctions l’amènent à supporter d’importantes charges de travail, à gérer un stress issu de toutes les incertitudes liées à son activité et à vivre un certain isolement (facteurs pathogènes).
AG : Quand parlons de santé des entrepreneurs, le sujet semble très vaste, pouvez-vous nous préciser ce qu’il englobe ?
KK : Il s’agit de comprendre la relation entre les comportements de l’entrepreneur et son état de santé. La santé peut être analysée sous un spectre très large qui comprend l’état de santé général, la santé mentale, le stress, la tendance au burnout, les troubles du sommeil et alimentaires, pour ne citer que les plus importants. En somme, ce champ d’étude s’interroge sur comment la santé des dirigeants influence les affaires qu’ils mènent.
AG : Afin de bien comprendre l’importance du sujet, pouvez-vous nous expliquer l’impact de la santé des entrepreneurs, tant du point de vue de l’individu que du point de vue de l’entreprise ?
KK : Pour répondre à cette question, il est pertinent de se centrer sur les étapes charnières de la vie d’un entrepreneur. Avant de se lancer en affaires, au moment de la création d’une entreprise ou d’une reprise, le souhait du succès et la peur de l’échec pèsent sur la santé générale de l’entrepreneur (conséquences du stress sur la qualité du sommeil et sur la santé mentale). Cette condition vient dégrader l’efficacité de l’entrepreneur dans ses tâches et elle impacte sa capacité à prendre de bonnes décisions pour son entreprise.
Une fois l’entreprise établie, l’entrepreneur doit gérer les enjeux courants liés à la gestion de l’entreprise et assurer son développement. Ces éléments constituent des sources de stress qui ont les mêmes conséquences qu’au démarrage.
Enfin, après plusieurs années à la tête de l’entreprise, les entrepreneurs rencontrent des difficultés à assurer la transmission de celle-ci, ce qui peut créer une importante source d’anxiété pour le potentiel cédant.
En contexte de PME, le ou la PDG joue un rôle central pour l’organisation. Les enjeux de santé vécus par l’entrepreneur vont donc impacter la réalisation de ses tâches opérationnelles et stratégiques, ce qui entraîne des conséquences directes sur la performance de l’organisation.
AG : Quand il est question de santé physique ou mentale, quels sont les signes auxquels un entrepreneur devrait être attentif et à partir de quand ces signes deviennent préoccupants ?
KK : Comme expliqué précédemment, le stress a des conséquences indirectes sur la santé. Prof. Florence Guiliani explique que le premier signe auquel il faut être attentif sont les troubles du sommeil. Ce serait le premier impact lié aux facteurs pathogènes. Dans un deuxième temps, les troubles du sommeil peuvent engendrer une dégradation de la santé mentale. Enfin, les troubles de la santé mentale (combinés aux troubles du sommeil) ont un impact sur la santé physique de l’entrepreneur. Ainsi, les conséquences sur la santé s’avèrent être un cercle vicieux dramatique pour l’entrepreneur. Ces signes deviennent donc préoccupants dès que des troubles du sommeil sont perçus et dès que l’entrepreneur ne parvient pas à « déconnecter » de son entreprise.
AG : Quels sont les facteurs ou les conditions qui viennent impacter la santé des entrepreneurs et, au contraire, quels sont les facteurs ou les conditions qui viennent limiter cet impact ?
KK : Pour répondre à cette question, il est pertinent de revenir sur la balance de la santé entrepreneuriale du Prof. Torrès. À cet effet, un entrepreneur a intérêt à limiter les facteurs « pathogènes » et à optimiser les facteurs « saluthogènes ». Voici une liste d’exemples de quelques facteurs :
Facteurs pathogènes :
- Le travail sur de trop longues heures
- Le manque de séparation entre le travail et le temps personnel
- Le manque du sommeil
- Les mauvaises habitudes alimentaires
- La consommation d’alcool ou de drogues
Ce sont tous ces aspects négatifs qui génèrent : stress, solitude, angoisse pour l’avenir, surcharge (Olivier Torrès , 2012)
Facteurs « saluthogènes » :
- Un sentiment d’accomplissement
- De la reconnaissance
- Une bonne rémunération
- La maîtrise de son destin
…
Ce sont tous ces aspects qui génèrent de l’optimiste.
AG : Est-ce qu’il existe des différences dans le domaine de la santé pour les entrepreneurs familiaux et non familiaux ?
KK : Dans le cas des entrepreneurs familiaux, les enjeux présentés demeurent, mais ils subissent aussi des enjeux propres à leur caractère familial. En effet, dans un contexte familial, l’enjeu de la pérennité intergénérationnelle est une priorité, mais qui n’est pas sans impact sur la santé. Par exemple, le relayeur a de plus en plus de mal à assurer un repreneuriat familial, ce qui peut lui causer une importante source d’anxiété.
La génération montante vit aussi des enjeux qui impactent sa santé puisque reprendre l’entreprise familiale n’est pas toujours un processus simple. L’entreprise n’a pas été bâtie à leur image, il peut donc être difficile pour cette nouvelle génération de prendre en charge leur nouveau rôle et de faire évoluer l’entreprise selon leur vision. Il peut aussi arriver que la relève subisse une pression supplémentaire issue de la famille au niveau de sa capacité à prendre en charge son nouveau rôle.
Tout comme la santé de l’entrepreneur influence la santé de l’entreprise, en entreprise familiale, c’est la santé de la famille qui influence la santé de l’entreprise.
AG : En quoi la période de transition en entreprise familiale est un moment charnière pour la santé des repreneurs et des entrepreneurs ?
KK : Pour les fondateurs de l’entreprise, quitter ce qu’ils ont créé génère une réelle angoisse. Ils craignent que l’on dénature ce qu’ils ont bâti et laisser leur rôle de dirigeant est vécu pour plusieurs comme un deuil. Ils doivent développer leur tolérance vis-à-vis la vision des successeurs. Pour les repreneurs, la pression peut être importante, car ils doivent gérer les attentes du relayeur et celles d’un large groupe de parties prenantes (dont la famille au premier rang). C’est un moment charnière, car ils doivent trouver un équilibre entre le respect du passé et faire évoluer l’entreprise de manière à s’adapter au marché, tout en la développant à leur image.
AG : Il y a quelques années, le sujet de la santé était encore très tabou pour les entrepreneurs. Sentez-vous qu’il y a une ouverture face à ce sujet ? Voyez-vous déjà les bénéfices liés à cette ouverture ?
KK : Jusqu’à tout récemment, nous considérions le sujet de la santé comme un sujet personnel et non comme un problème central pour l’entreprise. Grâce aux travaux de Torrès et de Guiliani le sujet commence à être traité. Malheureusement, au Japon, les entrepreneurs ne parlent pas encore assez de santé. Malgré les efforts mis sur le sujet de la santé mentale, celui-ci n’est pas encore assez connecté à la gestion des entrepreneurs et peu de cours et de formations existent sur le sujet.
AG : Dans vos études, vous avez beaucoup travaillé sur les entreprises japonaises. Selon vous, comment la culture dans laquelle se forge un entrepreneur a un impact sur sa santé ?
KK : Le travail est une des dimensions les plus importantes de la vie des Japonais. Ils considèrent le fait de ne pas compter leurs heures comme étant une grande qualité pour un travailleur. En valorisant le travail de cette manière, les Japonais ont été éduqués avec une frontière très floue entre le repos/plaisir et le travail. Ce manque de frontière les amène à beaucoup travailler et à avoir du mal à se déconnecter de leur entreprise.
Ces facteurs pathogènes issus de la culture japonaise ont de nombreuses conséquences sur la santé des entrepreneurs japonais qui subissent, malheureusement, beaucoup de stress, des troubles du sommeil et de nombreux burnout.
AG : Pour conclure, quels conseils ou bonnes pratiques suggéreriez-vous à un entrepreneur pour veiller sur sa santé globale ?
KK : Voici quelques conseils que je pourrais donner à un entrepreneur :
- Gérer votre temps pour que celui-ci n’impact pas votre santé.
- Valoriser l’importance de la qualité et du temps de sommeil.
- Prendre le temps de faire le point, de manière objective, sur sa santé physique et mentale sur une base régulière.
- Suivre les 8 règles pour ne pas faire de « burnout » :
- Travailler activement pour améliorer la situation.
- Être positif.
- Reconnaître son utilité.
- Prendre ses propres décisions.
- Savoir s’affirmer.
- Obtenir de l’aide des autres quand on en a besoin.
- S’aimer et aimer les autres.
- Avoir de l’ambition.
Bibliographie :
Torrès, O. (sous la direction de)(2017) La Santé du dirigeant : de la souffrance patronale à l’entrepreneuriat salutaire, 2e édition, De Boeck
Kaneko, S., Ogyu, H., Torrès, O. et Kamei, K.,“Mental Health of Managers of Small and Medium Enterprises as Seen from the Viewpoint of Risk Management” Journal of Disaster Research, Vol.6 No.2, 2011, pp.204-211.R
La citation est en bas de page (je verrai comment l’intégrer en ligne ) [ag4]